Pleins feux sur… les moules d’eau douce : portraits d’espèces « en danger »
Nous sommes plus de 300 espèces en Amérique du Nord, tandis que dans toute l’Europe il y en a seulement une douzaine. Une cinquantaine d’espèces sont canadiennes, et on en dénombre 21 au Québec. Nous sommes un des groupes d’animaux les plus en danger en Amérique du Nord, toutes espèces animales et végétales confondues. Plus de 70 % d’entre nous pourraient disparaître. Bienvenue dans le monde méconnu de la faune malacologique dulcicole!
Les moules d’eau douce, ou mulettes, sont des animaux filtreurs très efficaces
Ça sonne bien n’est-ce pas? Faune malacologique dulcicole! Ça fait très sérieux! Il s’agit en fait des moules d’eau douce indigènes ou mulettes. Nous sommes des animaux invertébrés à l’anatomie et au mode de reproduction très particuliers; nous avons d’ailleurs fait l’objet d’une autre capsule. Je vous rappelle que nous sommes des bivalves, car notre corps est formé de deux coquilles. À l’intérieur, nous avons tous les systèmes nécessaires pour assurer nos fonctions vitales : se nourrir, se reproduire, respirer, etc. Nous sommes pourvues de siphons ultraperformants. En une heure, une moule peut filtrer un litre d’eau! Qualinet n’a qu’à bien se tenir!
Vous vous demandez sans doute à quoi ça sert des moules? Laissez-moi vous expliquer. D’abord nous sommes les championnes du nettoyage de notre milieu. Nous aspirons toutes sortes de particules en suspension dans l’eau : le phytoplancton, le zooplancton, les bactéries (coliformes), les détritus et la matière organique, tout y passe! Ce grand nettoyage permet d’augmenter la clarté de l’eau. Cela donne un bon coup de pouce aux poissons prédateurs qui se nourrissent des autres espèces plus petites. Et naturellement, notre travail améliore la qualité de l’eau.
Nous faisons le tri des particules; certaines vont prendre le chemin de notre bouche pour nous servir de nourriture; d’autres ne seront pas retenues et vont être rejetées. Ce sont les pseudofèces, de faux excréments, car ils ne sont pas passés par notre système digestif. Ces pseudofèces ont été recouvertes d’un mucus que nous produisons. Elles se déposent au fond de l’eau sur les sédiments et deviennent disponibles pour d’autres animaux et plantes. Nous leur préparons un buffet dans lequel ils peuvent puiser.
Tout comme les vers de terre, nous faisons aussi un travail de laboureur dans le fond de l’eau. Nous brassons les sédiments, ce qui fait circuler l’oxygène dans le sol.
Les mulettes sont un maillon de la chaîne alimentaire
Nous sommes particulièrement appréciées du rat musqué (Ondatra zibethicus). Les amas de coquilles ouvertes sur le bord de l’eau, nos cadavres quoi, sont un signe qui ne trompe pas. Les ratons laveurs (Procyon lotor), les loutres de rivière (Lontra canadensis) et les visons sont également des amateurs. Les poissons tels que les carpes, les esturgeons et les crapets mangent également des jeunes mulettes.
Les coquilles des mulettes mortes s’accumulent sur le fond. Elles servent de substrat pour la ponte de certaines espèces de poissons. De plus, les petits organismes, comme des larves d’insectes (par ex., les tubes de larves de trichoptères), y trouvent refuge.
Pourquoi les mulettes sont-elles en danger?
Comme nous aspirons tout, nous accumulons aussi les polluants et les métaux lourds dans notre corps (mercure, plomb, BPC, organochlorés, etc.). Certes nous améliorons la qualité de l’eau, mais c’est parfois au péril de notre santé et des bêtes qui nous consomment. Nous pouvons devenir des moules toxiques. De toute façon, la cueillette et la consommation des moules d’eau douce sont interdites, car nous sommes en déclin.
Indicatrices de la santé du milieu, nous sonnons l’alarme. Nous vivons longtemps, au minimum 10 ans et jusqu’à 100 ans selon les espèces, et nous sommes plutôt sédentaires. Nous enregistrons l’évolution de l’état de santé ou de détérioration de notre milieu et donc du vôtre.
Outre la pollution des cours d’eau, certaines pratiques lors des activités forestières et agricoles ont un impact sur mon habitat, le milieu aquatique. Il y a souvent de l’érosion et de l’ensablement dans les rivières en forêt à la suite d’une coupe forestière. Sur les terres agricoles, si on cultive tout près d’un ruisseau sans laisser une bande de végétation, le sol labouré peut être transporté dans le ruisseau lors d’une forte pluie. De plus, sans bande riveraine, l’eau se réchauffe plus rapidement. Comme il y a moins d’oxygène dans l’eau plus chaude, cela peut entraîner la dégradation de la qualité de l’eau et des habitats.
Les barrages et les digues nous causent bien des soucis. Ces ouvrages modifient les propriétés chimiques et physiques de l’eau. De plus, ils représentent des obstacles majeurs à la libre circulation des poissons qui sont indispensables pour compléter notre cycle vital. Les changements de niveau d’eau nous touchent également. L’ouverture des vannes d’un barrage a l’effet d’un véritable tsunami qui nous emporte ou nous enterre. Trop de sédiments fins en suspension dans l’eau interfèrent avec la filtration. Ils peuvent colmater nos branchies et nuire à notre respiration. Pour ne pas suffoquer dans ce flot de particules, mieux vaut rentrer nos siphons et fermer nos coquilles en attendant que le calme revienne. Pendant ce temps, notre croissance est ralentie et notre cycle de reproduction peut être perturbé.
L’introduction d’espèces aquatiques exotiques envahissantes a aussi un impact majeur sur les mulettes
La moule zébrée (Dreissena polymorpha) et la moule quagga (Dreissena bugensis) ont été introduites par l’évacuation des eaux de ballast des navires au début des années 90. Ces moules entrent en compétition avec nous. Elles se fixent sur notre coquille, et nous ne pouvons plus nous déplacer. Et ce qui est encore plus dramatique, c’est qu’elles nous empêchent d’ouvrir et de fermer nos valves. Elles nous étouffent et nous affament en plus de nous épuiser, car il faut supporter leur poids. Nous croulons sous la charge et nous devons alors puiser dans nos réserves d’énergie qui diminuent au point d’entraîner notre mort. L’impact de ces moules exotiques se fait le plus sentir dans les milieux aux fonds sableux ou limoneux. Les larves de ces envahisseurs, qui dérivent dans le courant, doivent se fixer sur une surface solide pour poursuivre leur croissance. Nos coquilles exposées dans le sable leur offrent, bien contre notre gré, cette surface.
Si les poissons sont menacés, nous le sommes aussi. Nous sommes absolument dépendantes de nos poissons hôtes pour compléter notre cycle vital. Nos larves doivent se fixer sur un poisson compatible pour poursuivre leur développement.
Les changements climatiques jouent également contre nous. Nous subissons les hauts et les bas de la météo. Oups il pleut, oups il fait chaud, oups c’est la canicule et l’eau baisse, oups un orage violent et un coup d’eau. Le climat est devenu instable, et les périodes de pluie diluvienne et de sécheresse sont de plus en plus fréquentes. Tantôt nous sommes délogées par les inondations, tantôt nous sommes exposées en plein soleil!
Les mulettes et les perles d’eau douce
Comme si ce n’était pas déjà assez, l’une d’entre nous a connu des heures encore plus sombres. La mulette-perlière de l’Est (Margaritifera margaritifera) est la seule espèce capable de produire des perles d’eau douce de façon naturelle. Cette espèce se retrouve à la fois dans le nord-ouest de l’Europe et au Canada. Depuis l’époque de la préhistoire, les humains ont pêché des moules. Les fonds des rivières étaient pillés pour récolter des perles. Mais une moule sur mille seulement produit une perle! Imaginez combien d’entre nous ont été sacrifiées pour rien, afin de parer la noblesse de bijoux. Lors du baptême de Louis XIII, Marie de Médicis portait une robe ornée de 32 000 perles d’eau douce. Faites le calcul!
Les perles d’eau douce sont des concrétionsConcrétion : Épaississement dû à l’accumulation de couches successives de matières autour d’un noyau. naturelles que nous produisons. Nous réagissons à la présence d’un corps étranger, le plus souvent un grain de sable, qui s’introduit entre la coquille et le manteau. Pour nous en débarrasser, nous l’entourons de couches successives de nacre, cette matière brillante composée de cristaux d’aragonite qui pare l’intérieur de nos coquilles. Il n’y a pas deux perles d’eau douce identiques! Heureusement, aujourd’hui la très grande majorité des perles du monde moderne sont des perles de culture produites dans des fermes perlières en Polynésie. La perliculture utilise sensiblement les mêmes techniques que dans la nature. Il y a introduction d’un corps étranger dans une huître. Ce corps étranger est souvent un morceau de coquille de moule d’eau douce! La récolte des coquilles de moules d’eau douce est un marché qui rapporte entre 40 et 50 millions de dollars par année aux États-Unis.
D’autres espèces de moules, ayant des coquilles plus épaisses, ont fait l’objet d’une exploitation commerciale. De 1880 à 1940, dans le bassin du Mississippi, aux États-Unis, il y a eu une véritable ruée vers la nacre. Les moules étaient pêchées pour fabriquer des boutons de nacre et des objets religieux. C’est l’arrivée des boutons en plastique qui a mis un frein à ce commerce.
Bien que tous ces commerces et cette quête de la perle rare soient choses du passé, ils nous ont grandement nui. Sans compter tous les dangers auxquels nous sommes confrontées dans ce monde, pas facile la vie des mulettes.
Deux espèces de mulettes figurent sur la liste des espèces menacées et six sont sur la liste des espèces susceptibles d’être désignées menacées ou vulnérables
Je sais bien qu’être une moule, ce n’est pas très sexy! Il y a des animaux beaucoup plus populaires que nous. Notre apparence ne nous avantage certes pas, mais comme vous l’avez constaté notre rôle dans la nature est important. Dans le monde scientifique, nous sommes le groupe d’invertébrés le plus étudié.
Alasmidonte rugueuse (Alasmidonta marginata)
Elle vit dans les cours d’eau petits, moyens ou grands. Elle préfère les fonds en gravier et en sable et un bon courant. Elle est présente principalement dans le sud du Québec et dans quelques rares endroits sur la rive nord du fleuve. C’est une espèce rarement rencontrée. L’alasmidonte rugueuse est très sensible au déboisement des rives, à la diminution de la qualité de l’eau et à la détérioration de son habitat.
Anodonte du gaspareau (Utterbackiana implicata)
Elle vit dans les cours d’eau et les lacs que peuvent atteindre ses poissons hôtes principaux, le gaspareau (Alosa pseudoharengus) et l’alose savoureuse (Alosa sapidissima). Cette espèce de mulette préfère les substrats de sable et de gravier et un courant moyen à fort. Elle peut aussi vivre dans des substrats plus fins et dans les zones à courant lent. L’anodonte du gaspareau est très sensible à l’infestation des espèces de moules envahissantes, telles que les moules zébrées et les moules quaggas. Elle est aussi influencée par la présence de barrages qui limitent le libre passage de ses poissons hôtes.
Elliptio à dents fortes (Elliptio crassidens) et elliptio pointu (Eurynia dilatata)
Ils vivent dans les moyens ou les grands cours d’eau, et ils sont trouvés souvent ensemble dans une grande variété d’habitats (courant faible à rapide, substrats divers). Le déclin de ces deux espèces est dû entre autres à l’infestation des moules envahissantes, les moules zébrées et les moules quaggas, et à la détérioration de son habitat.
Mulette-perlière de l’Est (Margaritifera margaritifera)
Elle vit dans les cours d’eau non calcaire fréquentés par le saumon atlantique (Salmo salar), son poisson hôte principal. On la trouve aussi dans certaines anciennes rivières à saumon. La mulette-perlière de l’Est a la particularité de coloniser densément les têtes de bassins versants. Elle adore les eaux fraîches bien oxygénées et les milieux ombragés. Cette espèce est très sensible à la présence de barrages sur les cours d’eau, au déboisement des rives et à la diminution de la qualité de l’eau.
Obovarie olivâtre (Obovaria olivaria)
Elle vit dans les cours d’eau que l’esturgeon jaune (Acipenser fulvescens) fréquente, car c’est son poisson hôte principal. Elle préfère les secteurs profonds des grandes rivières (au-delà de trois mètres de profondeur), les zones à fort courant loin des rives et les fonds en sable et en gravier. Mais on la trouve aussi en dehors de ces habitats, aux endroits où il y a de l’esturgeon. L’obovarie olivâtre est très sensible à l’infestation des moules envahissantes (moules zébrées et moules quaggas) et à la présence de barrages qui limitent le libre passage de son poisson hôte, l’esturgeon jaune.
Leptodée fragile (Leptodea fragilis) et potamile ailé (Potamilus alatus)
Ces moules habitent les secteurs à courant lent, en particulier les baies de grands cours d’eau. Elles sont trouvées souvent ensemble. Le poisson hôte du potamile ailé est le malachigan (Aplodinotus grunniens). Ce dernier est possiblement le poisson hôte de la leptodée fragile. Ces espèces sont sensibles aux perturbations de leurs habitats, dont les niveaux d’eau très bas.
En terminant, je souhaite qu’on se préoccupe de moi, de mes besoins et de ceux de mes poissons hôtes pour que je puisse prospérer au lieu de décliner. Mes semblables et moi, nous pourrons alors continuer de faire notre travail bénéfique dans les écosystèmes, et l’équilibre de ceux-ci pourra peu à peu se rétablir!
Il paraît que…
- La présence de la mulette-perlière de l’Est dans la rivière Kamouraska lui a valu le nom de rivière aux Perles, mais malheureusement, elle est disparue de ce cours d’eau. Son habitat a trop été perturbé et son poisson hôte principal, le saumon atlantique, ne fréquente plus ce cours d’eau.
Pour en savoir plus…
Musée canadien de la nature
Garde-rivière des Outaouais
Wisconsin Historical Society
- Photographies de la compagnie de boutons de perles Wisconsin Pearl Button Compagny (en anglais seulement)
Ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs (MELCCFP)