Pleins feux sur… l’hiver et le cerf de Virginie
Connaissez-vous la célèbre chanson de Dominique Michel : « J’haïs l’hiver »? Elle me convient parfaitement! Je pourrais fredonner le refrain en le modifiant légèrement. Ça va ainsi : « J’haïs l’hiver, maudit hiver, les dents serrées, les pattes gercées, les batteries à terre ». Pour comprendre pourquoi cette saison me pèse tant, poursuivez votre lecture.
Les quatre saisons d’un cerf de Virginie (Odocoileus virginianus)!
Au Québec, je suis le plus petit représentant de ma famille, les cervidés, qui compte aussi l’orignal (Alces alces) et le caribou (Rangifer tarandus). Je me retrouve ici à la limite nord de mon aire de distribution. Pourquoi je ne vais pas occuper des territoires plus au nord? C’est la faute de l’hiver. Tout est une question d’énergie pour réussir à survivre.
L’été, c’est le temps des plantes herbacées, des feuilles d’arbres et d’arbustes et des fruits. C’est l’abondance et c’est tant mieux, car la femelle a de grands besoins en énergie. Pourquoi? La femelle donne naissance aux petits, elle doit les allaiter et les élever. Pendant ce temps le mâle, lui, engraisse! La graisse servira à me fournir de l’énergie quand j’en aurai besoin. Je peux augmenter mon poids de 30 % à l’approche de l’hiver!
L’automne, c’est le temps des amours et des pommes! Cette fois, c’est le mâle qui va dépenser le plus d’énergie à parcourir de grandes distances pour trouver des femelles, sans compter les combats contre les rivaux.
Finalement, le mâle commencera parfois la saison hivernale avec des réserves d’énergie moindres que celles de la femelle.
En hiver, les réserves accumulées prennent toute leur importance; ce sera une question de vie ou de mort. La nourriture est rare et de faible qualité, tandis que mes dépenses énergétiques sont associées à mes déplacements et à la thermorégulationThermorégulation : mécanisme qui permet de conserver ma température constante.. Plus les conditions climatiques sont rigoureuses, plus les besoins en énergie sont grands; les réserves de graisse baissent rapidement. Durant cette période de l’année, mon bilan énergétique est, la plupart du temps, négatif. Si j’épuise complètement mes réserves au cours de l’hiver, c’est la mort.
En hiver, mon alimentation change : terminé les pousses tendres des feuillus, les fraises de l’agriculteur du voisinage, soupir… Je dois me contenter de ramilles sèches qui me procurent moins d’énergie qu’il ne m’en faut pour subsister et me déplacer dans la neige. Vous comprenez maintenant toute l’importance d’avoir des réserves de graisse pour passer l’hiver. Ce n’est pas tant le froid qui m’incommode que la quantité de neige au sol.
Lorsque la neige au sol atteint 40 à 50 cm d’épaisseur, j’éprouve beaucoup de mal à circuler. Vous essaierez de marcher dans la neige avec des échasses, vous allez vite comprendre. Le type de neige influence également mes allées et venues. Lorsque la neige ou la croûte peut supporter mon poids, je ne m’en tire pas trop mal. Ainsi les épisodes de pluie peuvent être salutaires pour moi! Par contre, une neige épaisse où je m’enfonce réduit mes chances de survie.
Une tempête en fin d’hiver ou un printemps tardif peut entraîner de la mortalité élevée. De 10 % à plus de 40 % de la population peut succomber chaque hiver, dont plus particulièrement les faons. J’essaie donc de limiter mes déplacements, mais il faut bien que je me nourrisse. Je voudrais bien me faire livrer une pizza végétarienne, mais on ne fait pas la livraison dans les ravages! C’est le nom que les biologistes ont donné à mes quartiers d’hiver.
Au printemps, les cerfs ont habituellement épuisé la majorité des réserves accumulées pendant le reste de l’année. Le cheptel peut parfois être réduit considérablement à la suite d’hivers difficiles. Les animaux qui survivent recommencent à se nourrir et à accumuler des réserves. J’aimerais vous parler un peu plus de mon habitat d’hiver, le ravage.
Un ravage, c’est quoi?
Comme il vous est interdit de nous déranger dans notre ravage durant l’hiver, je vais donc vous décrire cet habitat essentiel à ma survie. J’ai besoin d’un endroit où je vais trouver un abri, de la nourriture et un entremêlement abri-nourriture. Les forêts de conifères, comme les cédrières et les prucheraies, me procurent un abri. Je suis protégé des vents, du froid et il y a moins de neige au sol dans ce type de forêt. Je préserve ainsi mes précieuses réserves de graisse. De plus, pour faciliter nos déplacements, nous entretenons un réseau de sentiers. Je dis, nous, car nous sommes plusieurs bêtes à partager ce milieu.
D’ailleurs, plus nous sommes nombreux à l’intérieur d’un ravage, plus notre réseau de sentiers est élaboré et bien entretenu. Nous sommes donc en plus grande forme pour fuir si un prédateur se pointe et nous pouvons accéder plus facilement à des sources de nourriture. Afin de dépenser le moins d’énergie possible, nous broutons principalement dans les 15 premiers mètres à proximité de l’abri. Le garde-manger ne doit pas être trop éloigné! L’endroit idéal comprend un abri de qualité et de la nourriture accessible en quantité suffisante dans un même kilomètre carré.
Il y a des ravages sur les terres du domaine de l’État, ou terres publiques, et sur les terres privées. Il y a des ravages de toutes tailles, de quelques hectares, les « pochettes », à plusieurs dizaines ou même centaines de kilomètres carrés (km2). Les ravages de plus de 2,5 km2 sont permanents, c’est-à-dire que nous y retournons année après année. Ces derniers se nomment des « aires de confinement du cerf de Virginie ». Ces ravages sont cartographiés officiellement et ceux situés sur les terres du domaine de l’État sont protégés en vertu de la Loi sur la conservation et la mise en valeur de la faune. On compte environ 300 aires de confinement, pour une superficie totale approximative de 7 500 km2, en excluant l’île d’Anticosti.
Accumulation de neige et enfoncement
Afin de connaître l’impact de l’hiver sur ma survie, les biologistes se rendent dans certains ravages pour mesurer l’accumulation de neige et l’enfoncement. L’enfoncement est obtenu grâce à un cylindre de métal gradué appelé pénétromètre. Cet appareil exerce une pression équivalente à celle produite par la patte d’un cerf de poids moyen. Les valeurs d’épaisseur et d’enfoncement dans la neige permettent de calculer un indicateur appelé « indice NIVA ». Cet indice est évalué en jours-cm d’enfoncement. Par exemple, un enfoncement de 20 cm durant 100 jours donnerait un indice NIVA de 2000 jours/cm. En gros, un indice NIVA de 4000 jours/cm est considéré comme un hiver moyen. Au-dessus de 5000 jours/cm, on peut s’attendre à de la mortalité.
Triste histoire de nourrissage
En terminant, j’aimerais vous rappeler la triste histoire d’un congénère mort sans raison apparente, dans la fleur de l’âge. C’était un mâle adulte en bonne santé, âgé de plus de 3 ½ ans, dont les déplacements étaient suivis grâce à un collier émetteur. L’autopsie a révélé qu’il est mort des suites d’une inflammation du rumen (partie de l’estomac où se produit la fermentation bactérienne) qui contenait plus de 17 litres de grains de maïs! Il s’était gavé dans une mangeoire située à proximité.
Les grains purs, dont le maïs, sont riches en énergie mais contiennent peu de fibres, essentielles à notre alimentation. Cet animal aurait normalement survécu à l’hiver en se nourrissant des ramilles d’arbres et d’arbustes. Plutôt que de fournir des aliments inappropriés, il vaut mieux nous laisser nous débrouiller… nous avons appris au fil du temps à nous adapter aux conditions climatiques du Québec! Si vous avez un lot boisé, vous pourriez faire des travaux forestiers pour produire des essences d’arbres et d’arbustes que nous aimons brouter, parlez-en à un conseiller forestier de votre région.
Bon hiver!
Il paraît que…
- C’est la mère qui guidera les petits vers le ravage. Ce comportement est appelé philopatrie, qui veut dire revenir vers le pays de son père. Dans le cas du cerf, on devrait dire philomatrie.
- Le déplacement saisonnier des cerfs se fait sur une distance moyenne variant de 10 à 25 km.