L’arpenteuse de la pruche
Biologie et comportement
L’arpenteuse de la pruche, Lambdina fiscellaria fiscellaria (Guen.), est un insecte indigène de l’Amérique du Nord. Au Canada, son aire de distribution s’étend depuis l’Alberta jusqu’à Terre-Neuve et, aux États-Unis, depuis le Maine, au nord, jusqu’à la Géorgie, au sud, et au Wisconsin, à l’ouest. Les forestiers connaissent l’arpenteuse depuis le début du siècle, car elle a alors dévasté des milliers d’hectares de forêts résineuses qui croissaient à proximité des grandes étendues d’eau ainsi que dans les bassins de plusieurs rivières. Jusqu’à maintenant, les épidémies ont surtout affecté les forêts de sapins de la péninsule gaspésienne (rivières Marsoui, à Claude, au Renard, Darmouth, York, Saint-Jean et de Mont-Louis, île Bonaventure et Parc national de Forillon), celles de la Haute et de la Moyenne Côte-Nord, entre Baie-Comeau et Natashquan, et l’île d’Anticosti.
L’infestation la plus spectaculaire a sans doute été celle qui a détruit les sapins de l’île d’Anticosti sur une superficie de près de 800 km², de 1971 à 1973. En général, les épidémies d’arpenteuses de la pruche se déclenchent et se propagent de façon fulgurante. Néanmoins, intimement liées aux conditions climatiques et forestières, elles durent rarement plus de trois ans. Les peuplements de sapins baumiers, âgés ou surannés, qui croissent dans des milieux humides ou à proximité des vastes étendues d’eau sont les plus vulnérables (photo 1). De 1924 à 1996, le Québec a connu plus de 15 invasions, à des intervalles de cinq à dix ans.
Le cycle de vie de l’arpenteuse de la pruche se déroule en une seule saison. La femelle pond ses œufs de la fin d’août jusqu’en octobre; elle les dépose, séparément ou en groupes de deux ou trois, dans des endroits très variés, mais surtout, sur les mousses et les lichens qui croissent sur les branches et les troncs (photo 2). Verdâtres au moment de la ponte, les œufs deviennent brun cuivré après quelques jours (photo 3). Ils éclosent le printemps suivant, après l’ouverture des bourgeons du sapin. En réaction à la lumière (phototropisme), les jeunes chenilles migrent alors vers le nouveau feuillage qui orne l’extrémité des branches et qui leur fournit la nourriture essentielle à leur survie.
L’arpenteuse de la pruche est un défoliateur d’une prodigalité peu commune. Les chenilles se baladent constamment d’une aiguille à l’autre et elles les grignotent toutes au passage, sans les dévorer entièrement. Pendant leur premier âge larvaire, elles ne rognent que les côtés des nouvelles aiguilles, dont les extrémités rougissent (photo 4).
Au cours des trois ou quatre âges larvaires suivants, elles se dispersent un peu partout dans la cime et elles se nourrissent du feuillage des années antérieures (photo 5). Pendant cette période, qui se prolonge de juin à août, elles subissent quatre ou cinq mues. Les chenilles sont jaune paille ou brun noirâtre, et chacun de leurs segments dorsaux, tête comprise, est orné de deux paires de points noirs (photo 6).
Au terme de son développement, la chenille, qui mesure alors entre 30 mm et 32 mm de longueur, se transforme en chrysalide. Pour ce faire, elle se cache dans un endroit ombragé et, de préférence, sous l’écorce d’un arbre mort, dans l’une des crevasses qui strient l’écorce des résineux et des feuillus ainsi que dans les lichens arboricoles, les mousses et les débris végétaux qui jonchent le sol forestier (photo 7).
L’émergence des adultes débute à la fin du mois d’août et on les voit souvent jusqu’à la fin de l’automne, même quand le sol est couvert de neige. Ils se déplacent très peu, car ils ne peuvent voler que sur de courtes distances. Le jour, ils restent inactifs dans les trois mètres inférieurs des troncs. Le soir, les mâles se mettent à la recherche des femelles, qu’ils trouvent souvent dans les endroits humides. L’adulte est de couleur crème. Ses ailes antérieures sont striées de deux lignes transversales brunes, étroites et discontinues alors que ses ailes postérieures n’en arborent qu’une (photo 8).
Hôtes et dégâts
L’arpenteuse de la pruche s’attaque surtout au sapin baumier et à la pruche du Canada. Toutefois, lorsque les populations sont importantes, elle s’en prend également à l’épinette blanche, au mélèze laricin et à quelques feuillus, tels les bouleaux, les érables et les cerisiers. Étant donné son mode d’alimentation, l’insecte défolie alors les cimes de façon aussi rapide que spectaculaire. À la mi-juillet, les aiguilles des arbres infestés prennent une coloration rougeâtre (photo 9), pour brunir vers la mi-août (photo 10) et tomber prématurément en septembre, sous l’action des vents ou de la pluie (photo 11).
Les épidémies d’arpenteuses de la pruche débutent dans de petits foyers d’infestation très dispersés. Si les peuplements sont mûrs et continus, ces foyers se rejoignent progressivement. L’insecte, qui est alors disséminé sur de vastes superficies aux contours irréguliers (photo 12), peut causer des pertes considérables, à un rythme foudroyant.
Les sapins gravement défoliés meurent souvent au cours de l’année qui suit. Même si la défoliation n’est que partielle, les arbres affectés croissent moins rapidement et ils sont plus vulnérables face aux autres insectes et maladies. Soulignons toutefois que, même dans les peuplements de sapins baumiers gravement infestés, les jeunes semis survivent généralement, ce qui permet aux sapinières de se régénérer adéquatement. Comme certains autres défoliateurs importants, l’arpenteuse de la pruche est un agent naturel de régénération des forêts
Répression naturelle
Heureusement, les invasions d’arpenteuses de la pruche ne persistent jamais très longtemps dans un secteur donné. Les populations sont rapidement réprimées par un certain nombre d’agents naturels de régulation, dont la famine, le climat, les prédateurs, les parasites des œufs, des chenilles âgées et des chrysalides et, principalement, par deux maladies attribuables à des champignons.
Intervention et lutte
Dans certains cas extrêmes, on peut instaurer un programme de pulvérisations aériennes d’insecticides afin de protéger non seulement la ressource forestière, mais aussi les habitats fauniques et les activités récréo-touristiques, à court terme. Cependant, les efforts devraient porter surtout sur la prévention afin de réduire l’envergure et la gravité des épidémies ainsi que les dommages causés par l’insecte.
En période endémique, on doit s’efforcer de détecter l’insecte et les foyers d’infestation aussi précocement que possible. Pour prévenir les grandes épidémies, on devrait aussi récolter les peuplements vulnérables en priorité. C’est là une mesure clé. On recommande aussi d’effectuer des éclaircies pré-commerciales et commerciales pour favoriser la croissance et la vigueur des arbres, abaisser l’âge de la récolte et réduire la proportion de sapins baumiers dans les peuplements.
En période épidémique, on doit s’efforcer de circonscrire les foyers d’infestation le plus rapidement possible et dresser l’inventaire pronostique requis pour instaurer des programmes qui permettront de limiter, à très court terme, les dommages causés par l’insecte. Si l’on appréhende des pertes importantes, on doit récolter les peuplements infestés et ceux qui leur sont adjacents dans les mois qui suivent la ponte des œufs (photos 13 et 14). On réduit ainsi la quantité de nourriture disponible pour les jeunes chenilles qui émergeront le printemps suivant.